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Morton Feldman - L'Attente

par Martine Cadieu

The following article by Martine Cadieu was originally published in Les Lettres françaises (1969) and subsequently reprinted in her book, A l'écoute des compositeurs (Paris: Minerve, 1992) pp 202-205.

Je l'ai rencontré au dernier concert du Domaine musical - après l'avoir vu à Venise. Je lui ai dit que j'aimerais parler avec lui, et il m'a répondu qu'il était pour un mois en France, à la campagne.

- Come and have your lunch with me in Point-point.
(Entendez: «Po-ï-nnnte-Po-ï-nnnte», grand accent américain).

Point-point existe-t-il? Mais oui, dans l'Oise, sur la route de Senlis. Un dimanche, Giuseppe Englert, professeur à Vincennes, compositeur, que Morton Feldman appelle Jiuzipee, et sa femme qui s'est longtemps occupée du Centre américain du boulevard Raspail, nous ont emmenés à «Point-point».

Un son très doux, une note évanescente, un point blanc dans un blanc bleuté, beaucoup d'espace, des tremblements imperceptibles, une musique aux marges du silence, des «points»... Le lieu où «Morty», comme l'appellent ses amis, demeurait un mois pour composer, avait un nom qui lui allait bien!

Un jardin, très grand, silencieux, que l'on devrait appeler «parc», mais si simple, bordé de peupliers, de champs d'herbe haute, une maison rustique, XVIIe sans doute, blonde, belle parce que si pure de ligne, si simple aussi. C'est là que Morton Feldman écrit une oeuvre qui lui fut commandée par des mécènes, les du Mesnil (apparentés à la famille Schlumberger qui protège les arts). Ils lui offrent aussi le lieu pour l'écrire dans la paix, la solitude absolue. C'est une musique pour l'inauguration d'une chapelle oecuménique à Dallas pour laquelle Rothko a fait des peintures.

C'est en marchant dans le jardin, sous les arbres, en déjeunant, en regardant les partitions étales sur le piano, que, durant la journée, j'ai recueilli quelques pensées, quelques souvenirs, quelque musique intérieure de Morton Feldman.

Ce grand bassin vide, avec ses gradins, sa forme mystérieuse, n'est pas un bassin, ni une piscine, dans l'herbe trop verte.

- De l'eau... Simplement faite pour refléter les arbres, le ciel. Absolument besoin de ces reflets. Je vis là comme un moine. Je me lève à six heures du matin, je compose jusqu'à onze heures, puis ma journée est finie. Je pars, je marche, inlassablement, pendant des heures. Max Ernst n'est pas loin. Cage est aussi venu ici. Je suis coupé de tout autre activité. Quel effet cela me fait?

«Très bon... Mais je ne suis pas habitué à avoir autant de temps, de facilité. D'habitude je crée au milieu d'un tas d'agitation, de travail. Vous savez, j'ai toujours travaillé à tout autre chose qu'à la musique. Mes parents étaient dans le «business» et j'ai participé à leurs soucis, à leur vie. En Amérique, nous n'avons pas de «catégories», nous ne sommes pas des «professionnels».

«Puis, je me suis marié, ma femme avait un très beau «job» et elle était dehors toute la journée. Je me levais à six heures du matin, je faisais les courses, les repas, le ménage, je travaillais comme un fou et le soir nous recevions beaucoup d'amis (j'ai tant d'amis sans même m'en apercevoir). Au bout de l'année je découvrais que je n'avais pas écrit une seule note de musique!

«Et pourtant je tenais très fort à la musique!

Nous déjeunons. Il mange d'un solide appétit; il dit des blagues, il tempête contre Stockhausen; le diable. «Stockhausen est un type qui se cache dans le noir et fait ouououh en vous sautant dessus. Je lui dis: Karl, tu ne me fais pas peur...» Il y a aussi de grands moments de silence. Je m'aperçois en écrivant qu'il y avait dans toute cette journée des impondérables, des sensations très légères, fuyantes, tout à fait comme dans la musique de Feldman.

Maintenant, nous sommes debout près du piano.

- Le premier morceau de musique dont je me souvienne - entendu dans mon enfance - est l'ouverture de Benvenuto Cellini de Berlioz. Mitropoulos dirigeait. C'est Berlioz qui me jeta dans la musique! Mes parents étaient très pauvres, mais dès qu'ils comprirent que je voulais être musicien, ils m'aidèrent. Un jour, ma mère me donna de l'argent et me dit: «Tiens va t'acheter un piano.» Et me voilà, gosse, à douze ans, chez un marchand de pianos Steinway et il y en avait de toutes sortes! Enfin, j'en ai choisi un et ma mère a eu bien du mal à le payer. Je l'ai toujours, c'est «mon-piano», les autres ne sont pas des pianos. Mon piano joue toujours du Feldman. Si vous jouez du Chopin, du Schumann, du Mozart, sur mon piano c'est toujours du Feldman. Vous comprenez à travers ce souvenir, pourquoi j'y tiens. Celui que j'ai à «Point-point» est très bon mais ce n'est pas un piano!

«Mon professeur de piano venait de Saint-Pétersbourg et il me fit jouer beaucoup de Scriabine. J'ai étudié très sérieusement, j'ai un très bon «back-ground». J'allais à tous les concerts à New York mais je n'ai pas entendu de musique contemporaine jusqu'en 1950. John Cage et moi avons été les seuls à chercher «autre chose»: les bons compositeurs américains, Virgil Thomson, Aaron Copland et les autres avaient tous travaillé avec Nadia Boulanger; ils s'étaient nourris de l'ambiance française. Il y avait eu Charles Ives, lui, tellement américain. Il y avait Carl Ruggle. Mais le seul qui soit un pionnier ce fut Varèse.

«Stravinsky ne compte pas; c'est un cas unique.

«Mais savez-vous ? Il est très important de comprendre que pour John Cage et moi, Varèse fut comme Schönberg pour Boulez et Leibowitz. Varèse n'est pas un formaliste. C'est un empirique. Cet empirisme est une tradition chez nous. Moi non plus, comme Cage, je ne suis pas un «formaliste», je n'ai pas de conception pré-établie de la forme.

«Nous aimions très fort Webern. Pour la nature de sa poésie et non pour sa théorie. Je suis comme Pierre dans Guerre et paix, un enfant illégitime. Cage et moi nous sommes les fils illégitimes de Webern.

«La plus grande influence dans ma vie, la plus précise inflexion, ce fut Varèse. Il me passionnait. Et puis il avait cette extraordinaire disponibilité (que tant d'artistes n'ont pas). Il venait à mes concerts, je le voyais, je parlais avec lui. Il était merveilleux. Il est resté disponible jusqu'à sa mort. Il habitait une charmante maison, sa femme était intelligente. Je regardais comment il «survivait» sans «concerts». Son courage. Sa jeunesse de coeur.

«Webern avait d'abord une conception, puis il choisissait les sons.

«Xenakis aussi a d'abord une conception. Varèse non.

«Alors moi je suis le fils légitime de Varèse et Xenakis est illégitime... Varèse possédait d'abord le son. Moi aussi. Et la poésie. En fait je n'ai pas besoin «d'idées» (en cela je diffère de Cage; il est d'accord sur nos différences). Mes élèves en ont besoin. Quand ils me demandent comment je compose, je leur réponds: «Je vais vous dire moi comment vous devez composer.»

«Ma musique semble parfois mystérieuse. Une part du mystère vient du fait que j'attends, disponible, puis j'accueille, j'accepte... Ecoutez, il y a deux sortes de gens: le type qui ne s'intéresse que s'il comprend, et le type qui veut à tout prix du mystère hermétique, des énigmes. Le premier s'ennuie sans comprendre, le deuxième s'ennuie en comprenant. Moi j'accepte la poésie, l'inexplicable. Les choses naissent dans cette attente.

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