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[Traduction française par Isabelle Dupont]
The following notes were first published in the liner notes accompanying a CD of Feldman's film music performed by ensemble recherche on the Kairos label, Morton Feldman: Something Wild - Music for Film (0012292KAI).
Quand on pense à Morton Feldman, on pense généralement à une musique pure, cristalline. Etre avec le son dans le présent, une musique sans histoires et sans histoire : c'est comme cela que nous appréhendons cet art miraculeusement dénué de théâtralité. Naturellement, nous avons connaissance de la liaison étroite qu'entretenait Feldman avec la peinture, de ses relations avec Mark Rothko, Philip Guston, Franz Kline, Willem de Kooning, Jackson Pollock, Robert Rauschenberg; bien sûr, nous avons connaissance de l'influence exercée par l'expressionnisme abstrait américain sur l'attitude de Feldman dans son action de compositeur. Et pourtant, dans le cadre de pièces comme Rothko Chapel ou bien For Philip Guston, nous hésiterions à parler de musique à programme. On s'étonnera alors d'autant plus de trouver dans le vaste catalogue des oeuvres de Feldman un grand nombre de travaux pouvant être rangés dans la catégorie « musique fonctionnelle ». Peut-être Feldman était-il bien moins puriste que certains de ses disciples le voudraient? En tout cas, une telle supposition est étayée par la musique de film de Feldman, des oeuvres composées avant tout dans les années cinquante et soixante, nous révélant un « unknown Morty». Feldman, coloriste pour les grands écrans hollywoodiens ? Non, bien sûr, et ceci même s'il existe une anecdote illustrant parfaitement l'incommensurabilité de la musique de Feldman à des fins de fictions conventionnelles. Chargé par Jack Garfein de composer la musique du film Something Wild, Feldman esquissa pour une scène du début, dans laquelle l'héroïne (et épouse de Garfein) Caroll Baker est victime d'un viol, une toile sonore typiquement « Feldman » pour cor, quatuor à cordes et célesta. La réaction du metteur en scène pétrifié: « Ma femme se fait violer et vous composez de la musique pour célesta? ». Ce qui signifia l'arrêt sans délai de cette collaboration (Aaron Copland fut ensuite en mesure de correspondre bien mieux aux exigences de Garfein). L'entrée de Feldman dans le métier «composition pour le cinéma » s'effectua cependant sous des auspices sensiblement plus favorables, et même quasiment idéaux. En 1950, Hans Namuth, metteur en scène et photographe émigré aux Etats-Unis en 1933, tourna avec Paul Falkenberg un documentaire sur Jackson Pollock, un court-métrage de dix minutes tentant de rendre avec des moyens originaux la dynamique spécifique de la peinture de Pollock. Namuth fit travailler Pollock sur une plaque de verre mise sur cales et filma en contre-plongée la gestuelle de l'artiste adepte de l'actionnisme « drip-painting ». Après l'achèvement du film, le monteur Paul Falkenberg sonorisa les images avec de la musique de gamelan indonésienne, ce qui amena Pollock à faire le commentaire suivant : « Mais Paul, c'est de la musique exotique. Je suis un peintre amèricain ! » Sur ce, Lee Krasner, la femme de Pollock, contacta John Cage qui refusa la commande parce qu'il détestait la peinture de Pollock, mais recommanda Feldman. A l'origine, Feldman (qui ne partageait en rien l'aversion de Cage) avait en tête une pièce pour violoncelle solo, mais, à la demande de Falkenberg, il l'élargit à un duo qui fut enregistré en mai 1951 par Daniel Stern, l'ami de Feldman, au moyen du procédé à pistes multiples. Le film fut projeté le mois suivant au Museum of Modem Art de New York. Pour Feldman, encore largement inconnu à l'époque, cette commande prestigieuse (il fut rémunéré avec un lavis de Pollock) marqua son entrée dans le monde artistique et une corroboration de ses orientations musicales.
Hans Namuth était lui aussi manifestement convaincu par le dialogue instauré entre le langage de l'image et le langage sonore, car, douze ans plus tard, il passa une autre commande musicale à Feldman, pour un film consacré cette fois-ci à Willem de Kooning. Feldman a considéré l'oeuvre (De Kooning pour cor, percussion, piano, violon et violoncelle, une étude consistant en une comparaison entre des accords coordonnés de manière précise et des sons détaillés se suivant librement) comme viable, même hors de son contexte filmique, et autorisé la publication de la partition (contrairement à celle du duo Pollock). Cela prouve que, malgré le lien fonctionnel de la partition, Feldman était d'avis qu'il avait pu là composer sa musique sans restriction aucune.
Il en va autrement pour la musique du film The Sin of Jesus (intitulée auparavant Score for Untitled Film) (1960/61), une partition se composant de six segments pour flûte, trompette, cor et violoncelle, qui se raréfie par endroits jusqu'à former un duo cor-violoncelle (2ème partie) et un solo pour violoncelle (6ème séquence), et oscille pratiquement sans interruption entre les mesures à 3/4 et 4/4. L'élément qui semble ici le plus atypique pour Feldman est la largeur de bande dynamique qui comporte tous les degrés compris entre ppp et ff et ne craint pas les crescendos, récits et decrescendos dramatiques.
Que Feldman ait eu, selon les circonstances, l'intention (et la possibilité) d'adapter son langage musical aux nécessités esthétiques (ou commerciales) d'un contexte filmique, cela est documenté de manière frappante par la partition en cinq mouvements Samoa (1968). La musique opère comme si Feldman lui-même avait voulu statuer un exemple sur la manière dont on pourrait souligner les moments culinaires de sa composition et polir leur contenu relatif à l'intervalle aux niveaux harmonique et mélodique. Exagérément esthétisants, les arpèges à la harpe du début avec le son de clochette les concluant ; presque trop beaux pour être du Feldman, les arpèges à deux mains au piano qui y succèdent; comme un hybride résultant d'imitation de Satie (Gymnopédies, j'entends) et d'une ballade de jazz, la cantilène diatonique pour cor avec d'opulents accords de harpe, essentiellement des accords majeurs avec ou sans septième majeure ajoutée.
Feldman for Lovers? Quoi qu'il en soit : Feldman pour le cinéma. Nous ne savons rien du contexte cinématographique des compositions énumérées de manière lapidaire sous le vocable de « Musique de film sans titre » dans la liste des oeuvres établie par Sebastian Claren[1]. Mais la partition est assurément une pièce justificative supplémentaire illustrant l'activité de Feldman, le pragmatique du cinéma. Le texte musical (de la main de Feldman) note avec exactitude la durée en secondes de chaque passage et les intertitres transmettent quelque chose du monde figuratif du film inconnu : Cîty, The Beach, Theme, Intro, King-Cross Night, Girls Theme, Last Shot, The Park, Drinking Water, Into Sheep Country et Desert sont les miniatures musicales pour vents, percussion et contrebasse, et l'annotation « Watch Feldman for Cut Off!!! » à la fin de Last Shot montre que le compositeur a manifestement participé aussi en tant que chef d'orchestre à l'enregistrement de la musique. Beaucoup de ces « phrases » ne sont rien de plus que des moments harmoniques, des signets sonores, de même que, dans sa facture, cette musique est nettement orientée selon le contexte. Un ostinato à trois notes à la contrebasse n'apprête pas uniquement le film City qui clôt avec une fanfare de trompettes, mais aussi, dans des permutations différentes, d'autres textures ; et on ne trouverait chez Feldman que rarement dans la musique « pure » de ces années-là un thème véritable tel dans la partie B du film The Beach, entonné tout d'abord par les cor et trompette, puis repris par six cuivres à la manière d'un vrai Big-Band.
Note:
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