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[Traduction français par Rita Koch & Team]
C'est avec un certaine obstination que la musicologie s'entête à voir l'incomparabilité de Samuel Beckett conservée et résonnante dans la musique de Morton Feldman. Les indices en sont connus, presque glauques comme des nappes d'eau immobiles, exhalant une puanteur ricanante. La musique de Feldman serait sans rien être. Une musique sans commencement et sans fin, sans intention, empêtrée dans son propre pétrin, dans le tissu des hauteurs de ton et des rythmes se transformant avec minutie. Une musique dont l'immobilité semble résolue en une mobilité continue, qui est condamnée au statisme, sans faire de vacarme tout en étant sillonnée d'éclairs.
C'est à juste titre qu'elle aurait été composée de telle sorte que son lustre ésotérique comble un cercle d'exégètes et en même temps le contraire : des pédants gesticulants, donc des adversaires contre lesquels Feldman projetait de son vivant son rire formidable et la mise en scène d'une arrogance fonctionnant assez bien. La pensée musicale de l'Europe lui était étrangère, parfois odieuse ; c'est ainsi qu'il inondait tout ce qui avait été composé dans les pays de ce continent d'un dédain non différencié, parfois dénonciateur, ses attaques le rendaient lui-même attaquable, il se faisait sympathique-antipathique. Peut-être son propre sur-père John Cage lui était-il humainement trop grand pour qu'il eût voulu faire rayonner une fois de plus une telle grandeur en Europe. Feldman était contraint de répondre en rudesse chaque fois qu'il se heurtait à la rudesse de la musique européenne. Et une chose encore. L'installation du silence dans la musique en fit un saint, un coureur de désert. Quiconque lui courait après pieds nus se brûlait la plante des pieds à ce silence permanent qu'il réclamait pour soi - inspiré par Webern. C'était là son malentendu non négligeable et celui des nombreux apologistes de Feldman. Le silence de Webern consiste en la dialectique du contraste. Il s'affirme dans l'extrême, parce que son environnement est presque toujours chargé d'un fortissimo de courte durée. Elle, la syntaxe webernienne, est européanisée jusqu'à la moelle.
La musique de Feldman, par contre, tout à fait américaine dans la non-tradition. Elle gâche son attrait dans le silence avec le silence du temps et y cherche un domicile pour l' "ennui".
Quelqu'approfondi que soit l'examen de telles superficialités relatives dans l'oeuvre de Morton Feldman, il y a une chose qui n'est pas prise en considération, peut-être l'essentiel de sa musique ... à savoir son effet sur l'individu. Il n'y a guère d'autre musique qui puisse si peu être écoutée, voire jugée de manière collective. L'auditeur est seul en elle, impuissant devant elle, parfois même devant sa propre gêne, lorsqu'en cas de morceaux particulièrement longs la patience est à bout et la fatigue titube désagréablement à travers les rangées des autres absorbés. L'antipathie à l'égard de la musique de Feldman provoque chez d'autres - aussi chez ses adversaires - tout de suite de la sympathie. C'est chez lui comme une loi de la nature. Quiconque peste contre cette musique a non seulement des adversaires, il se stigmatise quant à son niveau intellectuel et musical.
En quoi consiste l'effet de la musique de Morton Feldman?
Peut-être consiste-t-il dans la manière fascinante de traiter l'orchestration des oeuvres, dans la sonorité écoutée jusqu'au bout, déterminée par les registres des parties instrumentales choisies avec soin, dans les mixtures de vecteurs de timbres même analogues (p. ex. dans le quatuor à cordes), qui dégagent quelque chose qui n'a pas encore existé comme sonorité sur cette planète. Eclat sonore inondé de lumière ... affliction contemplative coulée en beauté ... intervalles consonants associés à des dissonances de telle sorte qu'une vibration et un bourdonnement s'éveille dans le spectre harmonique ... tout en mouvement sans que rien ne se fige malgré des modèles de variantes répétitifs toujours les mêmes ... se transformant sans cesse discrètement d'après des décisions sans logique, voire irrationnelles ... un flux constant, dont les impulsions ondulatoires aléatoires influencées par les profondeurs déclenchent un scintillement, un éblouissement, un rayonnement, des miroitements ... donc tout de même comme une surface d'eau qui n'oppose pas de résistance à ses respirations naturelles? ... pour l'homme sensible qui se constitue une richesse spirituelle propre un oasis à partir duquel il est mené dans la pureté dénuée d'intention?
La musique de Feldman exige une concentration "exhaussée" et "exaucée". Une sorte de chute libre dans les districts propres à l'activité mentale, qui n'a rien de commun avec la présence intellectuelle ou la compréhension rationnelle des événements musicaux dans le flux du temps.
C'est ainsi qu'on pourrait poursuivre indéfiniment ses réflexions et ses formulations le long de l'effet de la musique de Morton Feldman, on pourrait à l'aide de feintes linguistiques verbaliser des impressions qui ne sont pourtant que des transpositions maladroites d'un phénomène sonore.
Les tentatives de Feldman de s'approcher de l'expression littéraire, de lui attribuer musicalement quelque chose qui n'a rien à voir directement avec elle, comptent parmi les énigmes qui font le plus d'impression.
Un petit nombre de fois, Morton Feldman a transposé des textes en musique, précisément neuf fois : Louis Ferdinand Céline ("Journey to the End of the Night" 1947), Rainer Maria Rilke ("Only" 1947), Edward Estlin Cummings ("Four Songs" 1951), Morton Feldman ("Intervals" 1961), Frank O'Hara ("The O'Hara Songs" 1962 et "Three Voices" 1982) et Samuel Beckett ("Neither" 1976/77 et "Words and Music" 1987).
Cette abstinence dans le domaine de la mise en musique de textes le rend remarquable en tant que compositeur et incommensurable dans la manière dont il assortit les textes à la musique. Non pas le fait qu'il fasse apparaître dans leurs adaptations musicales les modèles littéraires, tout d'abord encore disponibles sous forme authentique, tout à coup comme oeuvre de langage polyphonique, complètement dissolue, amputée en de nombreux éléments individuels, pour les recomposer ensuite - de pair avec des sons et des durées de notes - de façon nouvelle, différente, transformée. S'il y a à la rigueur dans le domaine de l'art d'écrire un petit nombre de tentatives absurdes dans lesquelles la musique a été forcée en langage, il n'existe encore parmi les compositeurs guère une poignée de ceux qui laissent la littérature intacte. Feldman ne compte pas parmi eux.
L'aspiration de mettre en musique d'authentiques oeuvres d'art littéraires n'est pas uniquement une bizarrerie de l'histoire de l'art. Ce fait rappelle la méfiance des compositeurs à l'égard de la capacité d'expression ex-clusive de la musique. La plupart des compositeurs ne se contentent pas d'expression sans contenu, de contenu sans sémantique. Ils veulent parler comme leurs collègues écrivains, veulent dire ce que leur musique ne sait pas dire d'elle-même et ... c'est pour cela qu'ils s'arrogent ce qui les émeut sous forme de littérature. Ils parlent pour ainsi dire avec duplicité : avec leur ventre compositeur ils imitent ce qu'un autre a pensé et avec la tête ils parlent en sons. N'importe que les compositeurs imposent à la littérature leurs méthodes de composition de manière pataude ou artificielle, ils considèrent comme infini le service qu'ils rendent à l'art poétique : à savoir de l'aider à franchir ses limites langagières. La musique parachève donc en illustrant, imitant, réfléchissant, ce que l'art poétique a toujours su dire, mais qu'il ne doit pas dire sans musique.
Morton Feldman avait bien conscience de cette bêtise institutionnalisée. C'est précisément la raison pour laquelle son rapprochement tardif de l'oeuvre de Samuel Beckett fut loin d'être facile. Il insinua que lui-même et le Dublinois avaient une méthode de composition apparentée. "Manière de poser" - comme dirait Wolfgang Rihm - les pierres de construction du langage et celles de la musique.
Bien qu'un coup d'oeil quelque peu rigoureux sur la facture des textes beckettiens révèle que certes la réduction à un matériel lexical déterminé, les permutations avec celui-ci et les répétitions en variantes s'approchent des compositions de patterns de Feldman, mais que dans les rituels lexicaux de Beckett, très peu devient son et bien plus contenu. Une rotation incessante autour de l'exiguïté la plus exiguë, dans laquelle s'égarent des personnages de théâtre inventés, sans encore pouvoir réfléchir à le pourquoi, ne représente ni musicalité, ni littérature composée, mais la lumière la plus noire dans la nuit noire. Un manque voulu de couleur donc, rythmé par des procédures de répétition. C'est là le résultat d'une technique littéraire et d'un traitement du langage fait avec beaucoup d'art.
Dans les premières pièces de Beckett, dans l'exhalaison de pensées d'un autisme génial de Lucky ("En attendant Godot"), lorsque les pensées vides de sens se répètent, il ne se produit pas de musique, pas de quelconque tapis au dessin tissé, mais le comique pur, parce qu'un "être humain" devient un appareil. Winie ("Oh ! les beaux jours") regorge d'humour, bien que sa vie ne soit pas drôle, puisque sa prison est évidente. Ou bien la voix dans "Cascando". Un matériel lexical réduit, se répétant d'après des règles irrationnelles n'évoque pas la musique (Beckett fait bien appel à elle comme qualité supplémentaire propre), mais une mécanique abominable avec son masque criard. Même encore dans les dernières oeuvres, lorsque par exemple dans "Pas I" il ne reste plus qu'une bouche de femme comme orifice pour des ordures de langage pour procéder à des auto-explorations sous une obsession cérémoniée, il se produit en tout premier lieu de la littérature et pour les auditeurs l'exhortation à des associations désespérées, gaies, offuscatrices. Ici un être humain est réduit à sa bouche et cette bouche est réduite à un parler guidé par un cerveau inexistant. Ce parler dont Beckett rend le mode tributaire de la mise en scène est un flux sonore et en même temps l'expression devenue langage d'une existence tragique se reproduisant elle-même. Une héroïne qui doit parler dans l'enfer qu'elle s'est aménagé elle-même.
Morton Feldman et Samuel Beckett
Ils se font face dans leur autonomie et les effets de leurs mécanismes mécaniques sont diamétralement opposés.
Le fait qu'on associe les deux incomparables est redevable à plusieurs observations de Morton Feldman sur la similitude de son mode de travail avec celui de Beckett. Mais que de ce fait la musique de l'Américain s'approche de manière affine des textes de Beckett, je considère ceci être une affirmation irresponsable, mieux : tout simplement un malentendu.
Les méthodes appliquées en composant et en écrivant des textes littéraires donnent d'autres résultats et de ce fait d'autres effets. La répétition d'une phrase musicale peut émaner du désir de "vouloir entendre encore une fois", et il n'est certes pas de moyen de la musique qui agirait mieux pour transformer des individualités entendantes en des créatures de masse s'extériorisant avec passion.
Les répétitions de mots ou de phrases langagières dépendent dans leur effet - contrairement aux notes répétées - de la signification des mots et des phrases. Dans le continuum, donc dans la constance de l'immuable avec de petites variables, ce n'est pas le langage ou l'auteur qui compose le langage qui se met à nu, mais la personne qui parle comme personnage d'une réalité fictionnelle. Dans le continuum de formules musicales pareilles avec de petites variantes au sein des patterns, donc dans une musique minimale élaborée, ce n'est pas l'interprète qui se met à nu, mais sous une optique européenne répliquée à dessein le compositeur américain.
Là où chez Beckett des termes tels que "désolation", "désespoir", "affalement", "isolation" sont enfoncés par battage en tant que poteaux corniers dans le sol lexical indéfinissable pour décrire ses oeuvres, les mots trouvés chez Feldman pour sa musique tels que "contemplation", "douceur", "tension sans tension", "beauté" réfutent l'avis très répandu de l'unité symbiotique des oeuvres des deux artistes.
Ou autrement dit : La cendre n'est comparable à l'éclat de la lumière que par la réflexion de sa genèse. A part cela, ils ont un seul élément en commun : une substance étalée en surface. Il se peut que l'opposition insurmontable entre deux oeuvres d'art de la musique et de la littérature résultant peut-être du même mode de travail soit le seul élément commun. C'est là un paradoxe dans lequel Morton Beckett et Samuel Feldman se seraient sentis à leur aise.
"For Samuel Beckett" est la dernière composition de Morton Feldman, écrite en 1987 sur une assez longue période. Le titre aurait aussi pu être "For Franz Schubert". Parce qu'un compositeur s'est encore une fois, avec ses dernières forces vitales, servi avec ferveur de ses propres moyens et a dédié le résultat à une personne admirée, l'oeuvre reste dans le sens d'une supposition sur le dédicataire de la composition d'importance secondaire.
L'essentiel dans la composition de Feldman d'une durée de tout juste cinquante-cinq minutes est le fait que l'auditeur soit impuissant devant la lente mutation des événements musicaux dans le temps. Rien d'universellement valable ne peut se dire à ce sujet. La non-validité universelle est le testament spirituel de Feldman.
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