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This article was originally published in the liner notes accompanying a CD of Feldman's piano music on the L'Empreinte Digitale label (ED 13137). The CD includes recordings of Piano and Palais de Mari played by Ronnie Lynn Patterson. The article is based on a slightly longer essay by the author published in the journal Sorgue (No 3, October 2001).
Pourquoi la musique de Morton Feldman est-elle si difficile à écouter ? On aimerait paraphraser le titre du célèbre article consacré, en 1924, par Berg à Schönberg[1] pour, évoquant les reproches que les détracteurs de l'esthétique si nette du compositeur new-yorkais lui font ordinairement (œuvres ennuyeuses, bien trop longues, générées par des procédés compositionnels simplistes, obsessionnellement installées dans les plus faibles niveaux sonores, le presque inaudible, fascinées par l'indigence même des modules mélodiques qui président à leur logique, etc.), dire en quoi ces reproches se trompent d'objet, manifestent l'absence de réelle attention à l'univers, au propos de celui qui, parmi les musiciens restant, quoi qu'il en soit, liés à la tradition occidentale - au poids symbolique qu'elle infère, quant à l'écriture -, a manifesté la plus intime compréhension des positions de son ami très proche et mentor : John Cage.
De celui-ci, Morton Feldman aura, très précisément, poussé à terme, dans la tranquille irréductibilité de son mouvement, certaines des « sorties » du texte classique.
Au silence défini de wittgensteinienne façon par Cage comme « tous les sons qui arrivent », il a fait écho non seulement par son affection pour la ténuité, l'investissement des dynamiques les plus resserrées, les plus modestes - et ceci ne constituant après tout qu'un épiphénomène, presque une pellicule facile du cagisme -, mais encore par un principe foncier de non-intérêt, de refus du démonstratif esthétique, de l'originalité en dernière instance : de ces mises en scène de la complexité trop accolées pour lui au désir d'individualisation, de signature - vieux ordres du Vieux Monde.
Au silence « résultant » de Cage, terre des bruits, des parasitages et du sensible, de l'accident comme principe vital, au silence lieu géométrique de l'accueil, de la non-résolution - du non esthétisé -, Feldman répond d'une logique d'embrassement du silence par l'absence d'effet, l'itération des cellules génératrices dans un piétinement à peine modulé, le presque rien, le pianissimo (« Ma musique est dans le silence », disait-il) ; et, corrélativement, ainsi : « Je diffère de mes collègues européens dans la mesure où je n'exige pas de l'œuvre d'art qu'elle soit intéressante. » Le voici bousculant, de la sorte, plus décisivement encore nos catégories bien assises d'usagers du musical. Plus proche que tout de ce sentiment de la fadeur chinois qui préfère la transparence et la duplication à l'action, à la production « neuve », à l'affirmation identitaire.[2]
Au vrai, Feldman, qui a malicieusement suggéré que sa musique pouvait relever de la parabole - et dont Cage a pu souligner l'importance en proposant de l'appeler « héros » si on ne lui donnait le titre de compositeur -, Feldman l'iréniste provoque, sciemment, l'ennui, pour lui ouverture à l'éveil ou, plus justement, symptôme de l'éveil. Le faire naître serait son acte majeur de décision - presque le seul, aurait-il pu lui-même soutenir. Grippant sans recours la bande passante du factice, la boucle de manigances de ce qui se donne pour de l'écoute mais, quant à la musique, ne s'en tient qu'à une fréquentation socialisée, superficielle - mise en scène -, l'ennui opère comme un grand coup de bâton zen, portant le corps à réagir et engager la concentration ; c'est le hoquet de qui voudrait aller vite, être séduit-flatté par la diversité, consommer de la différence comme valeur, monnaie culturelle. Que l'on bute sur lui, se cabre à sa présence, et c'est une porte de compréhension qui, irrémédiablement, se ferme. Qu'il soit connu, vécu, enfin accepté, et voilà une dynamique, catalysant très sûrement la méditation, lui dévoilant son espace le plus fertile, celui du détachement intérieur : chance découverte, lentement précisée, éclairée, d'une extase comme implosée, induite par la dissolution progressive des petites agitations de la personne, le shuntage du « bruit de fond » - par l'évasion des terres de lourdeur, et d'abord du roman des crispations du Moi.
Pour qui s'immerge suffisamment longtemps dans la transparence, le « déspectaculaire », la pauvreté revendiquée de la musique de Morton Feldman, un nouvel ordre de perception se fait jour, s'offre à l'esprit, irradie réellement : une sérénité respirée plus que fascinée, un lieu du souffle et du rythme intérieur - retrouvé, primordial -, non de l'hypnose ou de quelque imposition d'ordre, de message, de code que ce soit...
L'art du peu feldmanien, la charge émotive particulière de sa quasi-monochromie demandent à l'interprète des qualités inusuelles d'attention, entre humilité et aguet. Un état : une disponibilité entière plus que la virtuosité pourtant indispensable dans une musique se livrant à ce degré d'attendus et d'embûches.[3] Les interprètes de Feldman - qui, pour ces raisons, restent rares - le sont tous au sens le plus noble, comme mystique. Ils sont des lecteurs : amis, hérauts d'un monde qu'ils ont fait leur et nous donnent ainsi, dans l'assertion, la tension de la coalescence - l'intensité d'un exercice spirituel. Ronnie Lynn Patterson est - tout comme, au piano, Roger Woodward, Gérard Frémy ou Marianne Schoeder - de ce nombre restreint, vivant en toute force dans un rapport « sans dépendance, sans épisode » à celui qui considérait que la concentration était, dans l'acte compositionnel, autrement plus importante que l'organisation des hauteurs ou toute autre approche conceptuelle et qui, pour en mesurer le degré effectif, avait choisi d'écrire ses partitions directement à l'encre, interrompant son travail à la première rature.
Notes:
(De vifs remerciements à Christian Le Mellec pour nous avoir permis de reprendre l'essentiel d'un article publié dans le n° 3 de Sorgue.)
© Christian Tarting 2001
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