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Feldman CD Liner Notes (in French)

par Peter Niklas Wilson

Contenu:

A la recherche de la plasticité du son
[Traduction français par Martine Paulauskas]
CD: Morton Feldman - Chamber Music, Ensemble Avantgarde (WERGO 286 273-2).

Durations I-V / Coptic Light
[Traduction français par Sophie Liwszyc]
CD: Morton Feldman: Durations I-V / Coptic Light, Ensemble Avantgarde / Deutsches Symphonie-Orchester Berlin, Michael Morgan (CPO 999 189-2).



A la recherche de la plasticité du son

Je peins le blanc comme le noir, et le blanc est tout aussi important. Il serait tout à fait légitime de transposer ces mots du peintre américain Franz Kline (1910-1962) à propos de ses tableaux, des traits brusques au pinceau noir sur fond blanc, aux compositions de Morton Feldman. Composer signifie définir un espace sonore, et ceci s'effectue par le "noir" des notes, de même que, ex negativo, par le silence "blanc", l'absence de sons. Dans la réduction de l'audible, l'équilibre nouveau du son et du non-son, la musique de Feldman parvint à cette qualité de suspension magique que le compositeur admirait dans les tableaux de jeunesse - non figuratifs - de son ami, le peintre Philip Guston (1913-1980): l'absence totale de pesanteur d'une peinture qui n'est pas limitée à l'espace peint, mais qui, au contraire, existe quelque part dans l'espace entre la toile et nous, comme Feldman l'écrivit un jour. Et Feldman ne laissait pas de souligner que l'illusion statique de ses partitions ne peut être comprise que du point de vue de son intérêt intense des arts plastiques: la statique, telle qu'elle est utilisée en peinture, n'est pas, traditionellement, partie intégrante de la technique musicale [...] Les degrés de statique que l'on trouve dans un tableau de [Mark] Rothko ou de Guston, ont peut-être été les éléments les plus importants que j'ai assumés de la peinture dans ma musique.

Feldman a longtemps lutté pour parvenir à une codification logique de la notation de cet espace sonore aérien et transparent, et traversé plusiers fois, ce faisant, le domaine qui sépare les pôles de la détermination et de l'indétermination. La nouvelle peinture éveilla en moi le désir d'un monde sonore plus direct, plus immédiat, plus corporel, que tout ce qui existait jusqu'alors, dit Feldman à propos des idées musicales que lui avait inspirées sa première rencontre avec l'art nouveau d'un Robert Rauschenberg, d'un Mark Rothko, d'un Philip Guston, aux environs de 1950. L'utopie de ne pas "composer" mais de projeter des sons dans le temps a conduit Feldman à expérimenter - avant Cage et Earle Brown! - avec des formes de notation graphiques. Mais: après avoir écrit pendant plusiers années des partitions graphiques, j'ai pris conscience de leur grand défaut. Je ne permettais pas seulement aux sons d'être libres - je libérais aussi l'exécutant. Tout expressionnisme subjectiviste allant diamétralement à l'encontre de l'idéal de Feldman d'une présence sonore pure, il retourna - temporairement - aux notations traditionnelles précises. Mais la précision ne fonctionnait pas non plus pour moi. Elle était trop unidimensionnelle, comme Feldman le découvrit bientôt, ce qu'il exprima encore une fois par une métaphore issue de la peinture. C'était comme si on peignait un tableau dans lequel il y ait toujours un horizon quelque part. Si l'on travaillait avec une notation précise, il fallait toujours "créer" le mouvement - il n'y avait pas encore assez de plasticité pour moi.

C'est justement à la recherche de cette "plasticité" que Feldman, au début des années 60 (depuis les morceaux de Durations de 1960-61), travailla principalement avec des techniques laissant en suspens la décision entre la détermination et l'indétermination, dans une monde sonore dont les coordonnées sont déterminées par une dynamique extrêmement réduite, des timbres "de verre" (piano, jeu de tubes, flageolets à corde), des rythmes lent et une densité événementielle réduite. Ainsi, dans le sextuor For Franz Kline (1962) - au contraire des graph pieces - les intervalles sont, certes, fixés avec précision, mais pas la coordination des sons: La durée de chaque son est déterminée par l'interprète, mentionne la préface de la partition. Sur cette toile sonore aérienne, des phénomènes récurrent, tels qu'un arpège toujours semblable au violoncelle et les deux notes si et fa dièse(5), répétées sept fois au piano, constituent des repères. Tandis que, dans ce morceau, la simultanéité non coordonnée des sons est placée au centre, Feldman travaille dans De Kooning (1963) - autre hommage acoustique à l'adresse d'un peintre - et dans Four Instruments (1965) d'instrumentation semblable, avec la mise en regard d'événements sonores simultanés et successifs - accords coordonnés et chaînes libres de sons isolés - l'interprète, dans ce dernier cas, doit choisir son entrée de telle sorte que le son précédent ne soit pas encore totalement éteint: la toile temporelle ne doit pas se déchirer. Le tarage de Feldman entre la détermination et l'indétermination se manifeste dans des détails de notation apparemment subtils: dans De Kooning, il insère, entre les passages de rythme libre, sans mesure, des séries de sons et les sons simultanés aux mentions rythmiques précises, des mesures de pause (!): le blanc n'est pas moins important que le noir (pour revenir aux propos de Franz Kline) et il est structuré plus précisément encore que la "facture colorée". Dans Four Instruments, ces vides précis côtoient des bourdons d'une durée tout aussi déterminée. Le fait que Feldman, dans le même morceau, note la note la plus haute du piano, d'une sonorité pour une grand part identique, tantôt en ré dièse(4), tantôt en mi bémol(4), peut être un indice du fait que Feldman considérait ses partitions comme des artefacts aux qualités spécifique, souvent volontairement paradoxaux, ne s'épanouissant jamais complètement dans la réalisation sonore.

Si la voix humaine, dans For Franz Kline, n'est présente qu'a travers les vocalises de spoprano (sans autres précisions), elle est porteuse, dans les O'Hara Songs (1962), du poème Wind, de ce poète dont Feldman dit: Il se peut que ce soit les poèmes de Frank O'Hara qui survivent lorsque tout ce que nous considérons aujourd'hui comme "monumental" ne sera plus que propagande. Il s'agit plus exactement non pas de trois Lieder, mais de trois perspectives d'une seule et même mise en musique d'un poème, perspectives que Feldman définit par une instrumentation modifiée (le premier song est accompagné au violon et au violoncelle, le second au piano et un seul jeu de tubes accordé en sol(3), tandis que seule la viole s'oppose à la voix dans le troisième). Le song du milieu, le plus court, ne met en musique que la première ligne de Wind, composée en une succession descendante de six notes répétées cinq fois, tandis que les deux Lieder qui l'entourent reproduisent la totalité du texte, avec, de plus, une mélodie de chant au noyau semblable, dont Feldman ne rompt l'identité qu'en décalant la première partie de la mélodie, dans le troisième song, d'un demi-ton vers le bas, et la dernière partie d'un demi-ton vers le haut, tandis que la partie centrale reste inchangée. Comme dans For Franz Kline, Feldman s'en remet aux interprètes en ce qui concerne la durée (et, par suite, la coordination) des sons, fixant cependant, cette fois, comme valeur limite, les chiffres de métronome 66 et 84. Dans Piano Piece (to Philip Guston) (1963), une miniature pour piano qui, dans cette suite de morceau pour ensemble, nous rapelle que l'esthétique sonore de Morton Feldman est une esthétique pianistique en soi, les marges de rythme sont placées de manière semblable (entre les mesures 66 et 88)(et voilées à nouveau par de nombreux points d'orgues). Lorsque Feldman écrivait pour d'autres instruments, il colorait pour ainsi dire des sons de piano imaginaires, conservant cependant toujours à l'oreille leur rigidité et leur pureté relatives, excluant de manière rigoureuse les clichés de mouvement et d'expression conventionnels des cordes, des vents et des percussions: pas de cantilène des cordes, pas d'arabesques des flûtes ou de pastorales aux hautbois, pas de fanfare de trompettes ou d'orages des percussions.

Dans For Frank O'Hara (1973), Feldman est revenu à la notation traditionnelle, à la métrique concrète - notation qu'il devait ensuite infiltrer de maints paradoxes dans ses oeuvres ultérieures. Des traits néo(traditionnels) se révèlent également timidement dans d'autres dimensions: dans les vagues allusions de restitution de la mélodie à la flûte, dans le jeu avec les constellations d'intervalles symétriques (traitées sans rigeur, cependant, la plupart du temps), et, pour une part non négligeable, dans l'indication voilée du dramatisme, et du pragmatisme même du roulement fff de deux tambours qui, dans le dernier tiers du morceau, brise le cadre dynamique avec la même brutalité que l'accident bizarre qui mit une fin abrupte à la vie de Frank O'Hara, en été 1966.



Durations I-V / Coptic Light

Durations I - V (1960-61)

Les titres des oeuvres de Morton Feldman sont simples mais riches de sens. En effet, ces Durations traitent bien de la durée - toutefois, il ne s'agit pas d'une composition basée sur la durée inhérente à la valeur des notes mais d'une composition où les longueurs des notes échapent au contrôle du compositeur: "La première note des deux instruments [est] concomitante. La durée de chaque son est déterminée par les interprètes. La pulsation est lente. Toutes les notes devraient être jouées avec un minimum d'attaque. Les nuances sont peu accusées". Dans cette introduction à Durations II - qui est chronologiquement la première oeuvre de ce groupe - Morton Feldman définit avec concision l'esprit des cinq pièces du cycle Durations, qui furent toutes composées entre février 1960 et mai 1961. A l'époque, le compositeur écrivait: "Avec les Durations, j'atteins à un style plus complexe, par lequel chaque instrument vit, de bout en bout, sa propre vie individuelle, dans son propre monde sonore individuel". Nous sommes loin d'une écriture élaborée d'une impénétrable complexité. Au contraire: les partitions des Durations, avec leurs "points sonores" peu nombreux, sans rythme, sans mesure, sans coordination, paraissent à la fois extraordinairement simples et remarquablement semblables. Ce n'est q'une illusion. En situation réelle, la complexité de l'effet sonore global est une conséquence des "règles du jeu" qui permettent à chaque instrumentiste de choisir son propre tempo, de sorte que l'harmonie et le rythme du jeu d'ensemble sont imprévisibles et que chaque exécution est unique: une musique d'ensemble conçue comme un mobile. La notation des Durations - que Feldman utilise également dans de nombreuses autres compositions des années soixante - est pour le compositeur, maître de la simplification, un compromis acceptable entre la notation traditionnelle précise (qu'il a abandonnée, après de nombreuses tentatives, comme "trop unidimensionnelle") et la notation graphique ouverte ("graph notation") qu'il avait inventée et expérimentée (mais dont il se plaignait qu'elle libérait certes les notes mais laissant trop de champ libre à l'expressivité subjective des instrumentistes). La ressemblance visuelle des cinq partitions du groupe Durations est tout aussi illusoire que la simplicité de l'écriture. Dans le cadre de limitations choisies librement, la multiplicité effective résulte d'abord d'une palette de timbres très spécifique, née d'ensembles aussi raffinés qu'excentriques, comme le trio de violon, tuba et piano de la Duration III ou le trio de violon, violoncelle et vibraphone de la Durations IV ou encore le sextuor très élégant - ou septuor puisque le pianiste joue également du celesta - de la Durations V. D'autre part, Feldman traite ces diverses constellations de timbres d'une façon tout aussi raffinée. Selon ses propre termes: "Dans Durations I, la qualité de l'ensemble formé par ces instruments suggérait un [...] kaléidoscope de sons. Pour y parvenir, j'ai écrit chaque voix séparement et j'ai choisi des intervalles qui, apparemment, gomment ou éteignent chaque note dès que nous entendons les suivantes. Dans les Durations avec tuba, le poids des instruments m'a conduit à les utiliser comme unité. J'ai écrit toutes les partitions simultanément, parce que je savais qu'aucun instrument ne serait trop loin devant or derrière l'autre. [...] Dans les Durations IV, on trouve une combinaison des deux. Ici, j'ai été un peu plus précis puisque je donne des indications de métronome. Mais, par ailleurs, j'ai permis aux instruments, plus que dans les autres pièces, d'avoir leur propre couleur personnelle." (En fait, ce n'est que dans les Durations IV que l'on trouve des indications d'exécution plus nuancées, comme ponticello ou vibrato). Cet exemplaire de la série des Durations se distingue également des autres par son charactère de processus et apparaît comme moins statique: on observe une progression entre les durées courtes du début (où Feldman impose, tout à fait exceptionnellement, des croches et des doubles croches au vibraphone) et les notes tenues de la section conclusive. Feldman utilise également le facteur de la répétition d'une façon différente à chaque fois. Si, dans chaque voix des Durations I, des répétitions de sons ou de cellules bitonales apparaissent à différents passages, la troisième section des Durations III commence, pour les trois instruments, par des clusters fa dièse-sol-la bémol répétés, étirés sur les notes extrêmes et changeant constamment de registre, auxquels s'associent très progressivement d'autres hauteurs de notes - jusqu'à ce qu'un court solo au tuba announce la fin. Cette pièce occupe une place à part dans la série des Durations, non seulement parce qu'elle comporte plusieurs mouvements mais aussi par une indication de tempo fast (rapide) - si inhabituelle chez Feldman - pour la dernière de ces miniatures. Cette pluralité de mouvements peut s'interpréter comme une allusion ironique à la tradition, tout comme le fait que le tuba, dans la section conclusive, est brutalement renvoyé à sa fonction traditionelle de "couche de fond": pendant tout le passage, il ne joue qu'une seule note, un la grave.

Coptic Light (1985)

Par comparaison avec la transparence des Durations et avec la simplification charactéristique des oeuvres de musique de chambre de la dernière période créatrice de Feldman, les premières mesures de Coptic Light, la dernière oeuvre pour grand orchestre du compositeur, créent un effet de choc. Le foisonnement polytonal et polyrythmique résultant d'une distribution orchestrale particulièrement riche, avec quatre bois, quatre vents, quatre vibraphones ou marimbas, deux harpes et deux pianos, qui commencent tous en même temps, semble presque chaotique. Le brouillard se lève progressivement et les modèles prennent forme au fil des nombreuses répétitions aux variations subtiles du schéma articulé en petits ensembles. D'une durée d'une demi-heure tout juste, cette oeuvre, commandée par l'Orchestre Philharmonique de New-York, est une des plus courtes que le compositeur ait écrites à cette époque. Pour Feldman, cette concision légitime paradoxalement la densité de ses textures: "Plus une pièce doit être longue, moins on a besoin de matériau. La 'Crippled Symmetry' (Symétrie boiteuse) de 1983 pour flûte, percussion et piano (qui dure quatre-vingt-dix minutes) est une de ces oeuvres 'longues', et elle n'utilise que quatre sons. Coptic Light est relativement courte et utilise dès la première mesure l'ensemble chromatique complet des douze sons. Une écoute plus attentive et l'examen de la partition gigantesque révèlent rapidement que cet ensemble chromatique est disposé selon un plan fort précis. Ainsi, la distribution des rôles de quatre représentants de chaque sous-ensemble instrumental (par exemple les quatre flûtes ou les quatre groupes de cordes aiguës) est organisée d'emblée de façon telle que chaque fois deux d'entre eux jouent les mêmes notes, mais en inversant le sens du mouvement, et sont décalés rythmiquement. L'addition des micro-figures de ces doubles couples (tous les groupes de l'orchestre sont en action pendant toute la pièce) compose un tissu extrêmement brillant, qui reste cependant imprégné de "couleurs fondamentales" charactéristiques - essentiellement des quintes, des neuvièmes et leurs intervalles complémentaires, les quatres et les septièmes. Ainsi, les violons et les flûtes utilisent largement le quinte la-mi (les intervalles sont les mêmes, mais le rythme est décalé), non seulement au début mais également à la fin de la composition - un effet de reprise d'une qualité étonnamment traditionnelle. Si, au début, l'abondance des schémas de mouvements crée une brillante vibration de couleurs sonores, l'apaisement s'installe progressivement par la suite, dans une superposition de cellules sonores et d'accords sensiblement plus calmes, jusqu'au finale où les notations sténographiques pointées pour les vents rendent à l'oeuvre des contours plus rudes.

La musique pour orchestre de Feldman ne peut se décrire en utilisant le vocabulaire traditionnel des motifs, des accords et des rythmes. Elle a besoin des termes de texture et de coloris, qui correspondent tout à fait à l'univers sonore imprégné d'impressions visuelles de Morton Feldman. En effet, c'est dans la peinture et dans les motifs des tapis des nomades turcs que ce musicien a trouvé certaines idées qui sont à la base de ses compositions. Quant au titre, Coptic Light (lumière copte), Feldman lui-même l'explique dans l'avant-propos de sa partition: "Quand je m'intéresse vivement aux tissages rares du Moyen-Orient, j'ai admiré récemment certains exemples impressionnants de tissus coptes anciens a l'exposition permanente du Louvre. Ce qui me fascinait dans ces fragments de tissus colorés, c'était la façon dont il reflétaient l'atmosphère fondamentale de leur civilisation. En transposant cette idée dans une autre domaine, je me suis demandé quels aspects de la musique depuis Monteverdi pourraient restituer leur atmosphère si on les écoutait dans 2000 ans. Pour moi, l'analogie serait un des symbolismes instrumentaux de la musique occidentale. Voilà quelques-unes des métaphores qui occupaient mes pensées lorsque j'ai composé Coptic Light". Ce travail d'entrelacs de motifs instrumentaux, cette dramaturgie fascinante d'effets de lumière et de couleurs instrumentales repose également sur une analogie qui, au premier abord, semble être immanente à la muqique mais qui débouche à nouveau sur la terminologie des effets de lumière des arts picturaux. "Un aspect technique important de la composition a été déclenché par cette remarque de Sibelius que l'orchestre se distingue fondamentalement du piano en ce qu'il ne dispose pas d'une pédale. Je me suis donc attaché à créer une pédale orchestrale, qui se modifie constamment en nuances subtiles. Ce 'clair obscur' est l'axe de Coptic Light, tant du point de vue de la composition que des instruments."
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